Extraits du livre Le pas-comme-si des choses
La fenêtre. Je crois voir un oiseau. Du coin de l’œil je vois quelque chose s’élever derrière la vitre, mouvant tel un oiseau mais peut-être n’en est-ce pas un. Je regarde, c’est une mésange avec sa gorge jaune et sa calotte bleue, elle se déplace à l’horizontale, prend son envol à tire d’aile pour aussitôt disparaître. Mais le passage si furtif me demande de recréer l’instant fantomatique, de l’inventer à nouveau, je ne savais pas ce que je voyais au départ, était-ce bien une mésange ? Y avait-il bien du bleu ? Ou était-ce plutôt un gris passé comme le plumage d’un serin ? Je ne pourrai jamais le savoir vraiment à moins que la scène ne se reproduise, et même si tel est le cas, et même alors…
{Rêve}
Je circule et respire sous une lumière blanche, une lumière soluble. Je suis dans une sphère à part, je la parcours, frôle ses bords solides avec mes paumes. Elle me protège, m’affirme, m’isole. Mais ce n’est pas la seule dans l’espace car ce n’est qu’un simple module faisant partie d’un plan général. J’observe les sphères qui se multiplient partout, elles deviennent si nombreuses que c’en est irrespirable. Confinée dans ma sphère, je répète quotidiennement les mêmes gestes, j’avance, je tourne, je m’arrête, je recule, je sautille sur place, je tourne sur moi-même, je ferme les yeux, je m’allonge, je m’assois, je piétine, je me cogne aux parois et imperturbable je recommence. Je préfère me cogner fréquemment aux parois que d’envisager une sortie. Ce qui m’empêche me structure. Comme une crainte du sans limite. Loin de toute menace extérieure, je prolonge pourtant implacablement ma rétention.
Voilà que je sens à l’arrière de mon crâne une nouveauté, une bizarre palpitation d’ailes. Comme si j’avais chaque nuit un insecte de plus dans le corps : un grillon dans le cœur, une libellule dans les poumons et un papillon de nuit dans la gorge. Ce sont, mêlées, la force des courants de l’air et cette palpitation d’ailes qui les fend. Comme si cet air était tout en crêtes, en rides, en aspérités. Les ailes se soulèvent et plongent de bas en haut, de haut en bas à l’arrière de mon crâne, comme si l’exercice les stimulait, tel un nageur dans une mer houleuse. Mon cerveau se ferme, lentement. Il devient chrysalide. Je suis étendue, inerte, des flashs aigus me traversent parfois, ce sont de simples malaises. Je réussis pourtant à localiser l’endroit précis de la douleur. Curieusement, il est à l’extérieur de la peau et plutôt éloigné. Il existe manifestement un corps sphérique bien plus grand que le corps charnel. C’est une longue descente. Puis brusquement un ressort se détend. Je commence à me rendre compte de la qualité de la journée, de la lumière traversante, elle, elle est à nouveau ici, et c’est une lumière dorée confondue avec celle des premières lampes et des phares de voiture filant sur la route. Il y a ce flottement dans ma tête, prémisse d’un éveil, et elle, pleine et éclatante, comme si des portes s’entrouvraient, c’est peut-être cela l’éphémère battement d’ailes que je sens en moi.
Je me situe au passage, exposée et dérobée à la fois. Elle, figure poudrée, rayonne à contre-jour des faisceaux.
Comme le chat qui ne sait s’il doit entrer ou sortir, j’aime volontiers l’entrebâillement. Et je m’interroge : Quelle est ma position à l’égard de ce qui est intérieur et de ce qui extérieur ? Même si une certaine liberté, un certain élan sont nécessaires, des étapes se dessinent.
Absorption
(transformation en une autre forme)
Il y a deux fenêtres en face de moi, chacune dénudée. Entre elles, l’aplat du mur blanc, rupture calme pour l’œil dans l’étendue bleue du ciel. Le ciel gouverne l’espace. Il est tout entier dans la maison, même l’encadrement des fenêtres ne suffit pas à le contenir. Il enveloppe tout avec son bleu sans fond. Tout est redessiné à la mesure des nuages et de leurs ombres. Je m’absorbe dans la couleur azur.
Réfraction
(changement de direction, déviation)
Prendre un autre angle. Vue du plafond. Vue du sol. Les fenêtres gris tourterelle et bleu brume-des-îles, la vapeur écarlate des arbres, la lisière verte et sombre des arbres telle une vitre dépolie. À l’arrière de ma tête, toujours ce nœud serré. Je le desserrai plus tard.
Réflexion
(phénomène de retour vers l’arrière / changement de direction des ondes quand elles rencontrent un corps interposé)
Je tourne et me retourne, sans me retrouver. Arriverai-je à retourner là-bas ? Le temps ne le dit pas. Me voilà au milieu du déplacement, entre pile et face, sol et plafond, les fenêtres sont mon axe.
Dispersion
(séparation des composantes monochromatiques d'un rayonnement complexe)
Bleu – rouge – jaune : en un seul faisceau blanc. Le nœud se resserre et ravive l’encadrement de la lumière. Je cherche pourtant implacablement à m’illusionner comme étant départie.
Diffusion
(action de se répandre de façon uniforme / dissémination)
On peut voir n’importe quoi par la fenêtre : une barque, le désert, Lampedusa. J’ai conscience d’avoir peut-être atteint le no man’s land que je cherchais. Je peux passer en sautillant de la vie extérieure à la vie intérieure et chantant une ritournelle, revenir à demeure encore et encore, il suffit juste d’accélérer ou de ralentir l’allure.
{Rêve}
Je suis fille de la Terre et du Ciel étoilé et ma lignée est céleste. Je suis desséchée par la soif et je vais périr. Je dois vite boire l'eau fraîche qui coule du lac de Mémoire. Alors dès cet instant, je deviens souveraine. Pure d'entre les purs. Je suis la femme à quatre têtes, huit bras et aux deux langues fourchues. Mon tronc circulaire donne la circonférence de ma présence. Je représente l’arc en ciel, ma poitrine est couches multiples. Je me défigure pour mieux me ressembler. Quelle est la forme définitive de mon visage ? Il devient parfois perméable, comme s’il était exposé à une forte radiation. J'ai volé hors du cercle lourd de souffrance, je suis arrivée, d'un pied rapide, à la couronne désirée et j’ai plongé sous les plis de la terre. Le grand écart ne m’affole pas, il m’équilibre. Parce qu’il faut bien faire des prouesses. Me voilà incernable dans ma souplesse, toute suspendue à mon corps. Rayonnante.